UN ART VIVANT

  Arrive le moment, le plus précieux de tous, celui qui permet d'appréhender l'essentiel. Ou plutôt, ce qui s'impose comme une évidence, une nécessité vitale, au regard subjectif du photographe. Alors, à travers le bout de verre (le caillou) que la technique appelle abusivement objectif, il élimine tout ce qui risque de parasiter le message qu’il souhaite transmettre. Par l'unique volonté de cet implacable censeur, le spectateur ignorera toujours ce qui se passe "hors champ", à côté, dessus, dessous, derrière, dedans, pendant... La photographie pratique donc un découpage presque clinique de la réalité qu'elle livre à l'oeil, en tranches plus ou moins fines, plus ou moins digestes. À l'oeil... mais pas gratuitement!
   Si le photographe s'ingénie à fragmenter le réel, c'est en effet pour mieux tenter d'en dégager le virtuel. Les lignes et les couleurs, en dehors de leur possible beauté ou de leur éventuelle laideur, portent du sens ; elles s'expriment, et l'image peut alors se concevoir comme le médium qui permet à l'objet concerné de communiquer avec l'esprit de son "lecteur".
   Cette représentation des cabanes ostréicoles du bassin de Marennes-Oléron pourra provoquer de légitimes frustrations, car elle n'a pas d'ambitions ethnologique, géographique, historique... encore moins économique ou politique. Ni documentaire, ni reportage ! On n'entrera donc pas dans les cabanes, on n'y assistera pas au dur labeur des ostréiculteurs (et ostréicultrices), on négligera le plus souvent leur proche environnement, on évitera de fournir trop d'indices à la localisation. En revanche, on s'attardera sur les détails, ceux qui révèlent le vécu, l'identité culturelle, ceux que le touriste pressé comme les intéressés eux-mêmes ne voient pas toujours, ceux qui témoignent des joies, des souffrances, des sentiments... ceux qui relèvent de l’émotion, ceux qui permettent une approche de l'âme.
   La cabane — comme on disait autrefois — ou l'établissement ostréicole — comme on dit aujourd'hui — est avant tout un outil de travail destiné à une production, mais c'est aussi et surtout, un espace de convivialité, d'échange, d'humanité, qui ne peut être réduit à un quelconque élément de décor. Comme tout habitat, celui-ci témoigne de l'appartenance à un groupe social mais aussi de l'expression d'un individu, de sa personnalité, de sa créativité, de son art.
   Oui, c'est une véritable et originale manifestation artistique collective dont ces images tentent modestement de rendre compte. Elles ne prétendent pas à l'exhaustivité ni à la vérité scientifique. Elles espèrent seulement fournir quelques clés pour ouvrir les yeux et les coeurs, pour exciter l'imagination, pour entamer une réflexion, pour gagner l'affection. Car il faut apprécier une oeuvre, l'aimer, avant de vouloir la protéger. Mais attention, nous sommes ici en présence d'un art vivant donc évolutif, qui ne s’accommoderait pas d'une mise au musée. Les tentatives dans cette direction seraient forcément décevantes car trop coupées du réel, trop bêtement "cultureuses" ou trop ouvertement commerciales. Puisque le travail ostréicole évolue, l'art qui en est issu évoluera aussi. Pour s'exprimer pleinement, le créateur n'exige que sa sueur et un minimum de liberté.