LES AMANTS DU MORT D'EAU
(premier chapitre)
Un métier ?
Je dirais plutôt une démarche. Un hasard ou une nécessité, parfois. Un bonheur, sans doute... Un pléonasme, aussi. Écrivain public. Comme si on n’écrivait pas pour communiquer, comme si un écrivain n’était pas forcément public.
Je sais... on peut aussi écrire — cette forme élaborée de narcissisme ne m’a pas épargné — sans même penser à être lu. Pour soi, pour se découvrir, pour clarifier des pensées encore confuses, pour analyser (le mot est lâché ! comment faire autrement ?) des sentiments, un sentiment... Surtout un sentiment ! Et ça marche ! En général, ça marche, paraît-il... Dans mon cas, ça n’a pas vraiment marché. Je me suis heurté à trop de murs, j’ai emprunté trop d’impasses ; le plan du labyrinthe était trop compliqué pour ma faible capacité d’orientation ; on m’a envoyé sur trop de mauvaises pistes ; je les ai suivies trop naïvement ; je me suis perdu, et je suis resté là, incapable d’avancer, paralysé, impuissant, inapte à toute prise de décision salvatrice.
Un soir, j’en ai parlé à Fred, un copain d’école que je retrouve périodiquement dans les bars, et qui a voué sa vie à l’écriture (il a déjà publié deux essais philosophiques, un roman et divers textes, articles, entretiens, dans des revues que personne ne lit). J’avais longuement hésité avant de lui livrer mes interrogations en forme de doute. Je n’avais pas tort de craindre sa réaction, et je dois même avouer que son discours m’a quelque peu ébranlé. Il avait probablement trop bu... Il a d’abord regardé, avec une intensité confinant à la fascination, le fond de son verre de cognac comme s’il cherchait dans l’âme saintongeaise en lente évaporation, l’inspiration, la vérité. Sa vérité. Un peu de courage, aussi... Puis ses yeux alcoolisés sont venus se noyer dans les miens.
– Tu es assez costaud pour que je te parle franchement, Marc ?
On répond toujours, « oui », à pareille question, tant elle ressemble à une formalité. On crâne ! On a tort, le plus souvent... Dans mon cas, ce jour-là, en cette heure apéritive, face à ce vieux hippie mal rasé, en veste de jean effrangée, je me trompais complètement. J’étais loin d’être assez solide pour accepter ce qui allait suivre. Normal ! j’aurais dû savoir — mais je le savais, en vérité — qu’un être assez fou pour sacrifier sa vie à son art (ou à ce qu’il estime être un art), éprouve peu d’indulgence (après le pléonasme, voici l’euphémisme !) pour l’amateurisme. Surtout quand celui-ci menace de se prendre au sérieux.
Bref, Fred ne m’a pas fait de cadeau. Putain, non, il ne m’a pas ménagé, le salaud ! Il aurait pu... on se connaissait depuis assez longtemps... mais les cadeaux, ça n’était pas le genre de la maison Fred. Pour parler trivialement, il m’en a foutu plein la gueule, et je dois reconnaître aujourd’hui que j’avais bien cherché à me faire étriller, avec mes petits états d’âme de vieil enfant gâté, mes préoccupations de récent cocu, mes fausses pudeurs de véritable obsédé. Je ne saurais retranscrire ici, l’intégralité de sa terrible diatribe (manque total de professionnalisme, Marc !) mais je peux tenter de la résumer...
En un mot. Un mot qu’il n’a d’ailleurs pas prononcé, qui ne lui est même certainement jamais venu à l’esprit tout au long de son long réquisitoire, un mot qui l’aurait bien étonné s’il avait pu lire dans mes pensées. Sacerdoce ! Voilà, pour lui, l’action d’écrire — mais aussi de peindre, de sculpter, de faire de la musique ou du je-ne-sais-quoi avec je-ne-sais-qui, je-ne-sais-comment-ni-pourquoi, je-ne-sais-où — n’était ni une lubie, ni une occupation comme une autre, ni un gagne-pain (ce serait un comble). Encore moins une thérapie !
Ainsi, la littérature ne consisterait pas seulement à ordonner des mots en phrases, à les disposer en paragraphes regroupés en chapitres et imprimés sur des pages reliées en revues, en livres autour desquels on passe un bandeau de préférence rouge, avant de les empiler sur une table, à la Maison de la Presse. Quelle misère ! Et toutes ces midinettes en chaleur, à la psychologie binaire, qui se masturbent en écrivant une sorte de journal intime qu’elles espèrent livrer à la concupiscence de leurs semblables. Tu parles d’une intimité ! Exhibitionnisme et voyeurisme, oui. Pour le plus grand bonheur des tiroirs-caisses. Car les Pauvres petites filles riches, toutes seules au fond de leurs boudoirs ne manquent pas de biscuits. Voilà ce qu’il en pensait, Fred, et je dois dire... que dans une certaine mesure...
Après les arlequines, cibles faciles mais pratiques pour la mise en route de la machine à indignation instantanée, mon écrivain préféré s’en est pris aux éditeurs. Ah ! les fourbes ! Tous des vampires assoiffés du sang, de la sueur et des larmes de leurs auteurs ! Tous des salopards de la pire espèce ! Tous, sauf le sien ! Il a gardé un esprit Reiser, mon pote.
Ce n’était pas la première fois que Fred m’offrait un spectacle de pur défoulement dont la gratuité ne le disputait qu’à la violence. D’habitude je trouvais l’exercice plutôt réussi et pour tout dire, assez plaisant sachant que toute religion sacrifie nécessairement à son « rituel ». Parfois, il m’avait même convaincu... en partie. Mais en cet instant, je sentais confusément qu’il ne me servait pas encore le plat de résistance, juste les amuse-gueules ; le clown, avant d’entamer son tour de piste, exécutait un « tour de chauffe » ; le prêcheur huilait ses cordes vocales (il faut bien que les burettes servent à quelque chose !) afin de mieux prononcer un sermon qui promettait de renvoyer ceux de Bourdaloue, aux commodités de la terne péroraison pour punaises de sacristie ; le boucher, un sourire sadique au coin de ses lèvres épaisses, affûtait son grand couteau avant de tailler dans le vif.
Apprenez, sœurs lectrices, frères lecteurs, que l’Évangile selon saint Fred, impose à ses disciples de savoir compter avec le temps. Et avec la souffrance qu’il engendre jour gris après jour pluvieux, nuit d’insomnie après nuit d’errance, état nauséeux après gueule de bois. Pas une souffrance comparable à la mienne, si commune, principalement physique, presque bestiale, lorsque Martine est partie avec ce toubib bordelais, bordel de merde ! Un type beaucoup plus brillant que moi, à l’évidence, ce qui est nettement moins facile à supporter, croyez-moi, qu’un départ avec un quelconque trou du cul. Mais je m’égare. La souffrance évoquée par Fred n’avait rien à voir avec ce spleen, cette banale neurasthénie — comme on disait autrefois — qui nous frappe tous un jour ou l’autre et qui finit, sinon par disparaître, du moins par s’estomper. À la longue.
Non, sa souffrance à lui, la seule qui vaille la peine d’être vécue, celle de l’artiste, celle qui conduisit Dieu à créer le ciel et la terre, cette souffrance-là se mérite, se fabrique, se cultive, s’entretient, se bichonne, s’affiche, se gonfle, se sublime... J’aurais violemment choqué Fred si je lui avais dit que sa théorie de la douleur créatrice, me rappelait celle développée par un gourou à la mode en fin de vingtième siècle, Michel Houellebecq. Élémentaire, ma chère particule :
Lorsque vous susciterez chez les autres un mélange de pitié effrayée et de mépris, vous saurez que vous êtes sur la bonne voie. Vous pourrez commencer à écrire.
Je n’en étais pas là.
Ce qui ne m’avait pas empêché de commencer...
Quant à la volée de bois vert administrée par Fred, si elle me laissa sur le tapis bien au-delà des dix secondes fatidiques, elle eut par la suite, des effets positifs attestant quelques incontestables vertus régénératrices. Mais il fallut d’abord cicatriser. Et je cicatrice lentement. J’ai même une tendance condamnable — on pourrait dire, « sado-maso » — à rouvrir de vieilles plaies, à les élargir pour mieux les contempler, pour mieux me faire plaindre, à les gratouiller avec complaisance, à les saupoudrer de sel, les arroser d’acide, les polluer à l’aide de saloperies diverses, jusqu’à ce qu’elles deviennent brûlantes, purulentes, insoutenables... Jusqu’à la délectable — et tant attendue — infection généralisée !

*

Quand on tente de survivre dans cette station balnéaire de la côte atlantique, en plein hiver, un soir de crachin et de déprime, quand tous les magasins et la plupart des bars sont fermés, quand les néons n’éclairent plus qu’une morne solitude, quand on vient de se faire lyncher sauvagement par un vieux copain d’école, quand le cœur saigne sur les trottoirs poisseux et que tout part en débandade, il n’y a pas trente-six solutions pour passer ce cap de mauvaise espérance : l’escale chez « Micheline » est incontournable. Une institution Micheline, à Royan ! Micheline ? Une sainte, vraiment ! Une femme de bien qui a sauvé des générations entières de Royannais (humains et canidés) beaucoup plus atteints que moi. J’aurais dû faire un crochet par la rue des Bains. Ce sera pour une autre fois...
En traversant le désert bitumé où s’élevait autrefois un monument labyrinthique en béton brut, « le Portique », j’ai regagné mon studio, un peu plus loin, sur le Front de mer. De ma fenêtre, on voit — on verrait si on regardait encore — un autre désert, plus vaste celui-ci. C’est l’emplacement de ce qui fut si longtemps, une verrue sur le nez de ma ville. Ici, s’étalait comme parisien sur le sable, comme merde au soleil, cet excrément de la glauque reconstruction abusivement baptisé « Casino municipal » (pour ne pas risquer de le confondre avec celui de Pontaillac, nettement plus « classe » ), une preuve absolue de mauvais goût, une abomination architecturale qui prétendait remplacer la merveille baroque détruite par les bombardements des 14 et 15 avril 1945. Bombardement, reconstruction, tourisme de masse... C’est une ville qui a beaucoup souffert, Royan !
Mais si Royan ne peut échapper à son destin de zone résidentielle pour nantis souvent décatis, je pouvais au moins tenter de réagir face à un envasement comparable à celui du port, lent et persistant. Seule différence, dans mon cas, la drague risquait de ne pas suffire ! C’est donc en me remémorant les acerbes propos de Fred, cinq nuits blanches plus tard, que j’ai pris la décision qui allait faire basculer ma vie. Puisque le besoin d’écrire me taraudait à ce point, puisque le dilettantisme devait être banni, puisque mon emploi actuel était aussi mal payé que précaire et dépourvu d'intérêt, j’avais quelques bonnes raisons de ne plus différer mon entrée dans le monde des lettres, par la porte professionnelle. Le choix était rudimentaire : c’était en quelque sorte... lettres ou le néant ! Et puisque tel devait être mon destin, autant s’arranger pour qu’il me permette de vivre. Le petit magasin du cours de l’Europe pour lequel je faisais des livraisons, chaque matin, devrait donc se passer de mes services compétents. Monsieur Buhr n’aurait aucun mal à me trouver un remplaçant. Avec le chômage hivernal qui sévit ici...
La preuve, il n’a pas fait la gueule monsieur Buhr, en apprenant mon intention de le quitter ; il n’a pas proposé de m’augmenter pour me faire changer d’avis ; il n’a pas posé la moindre question quant à mon activité future, et m’a juste demandé de terminer la semaine. Je l’ai terminée. Il ne restait plus que deux jours... un délai largement suffisant pour que mon patron trouve un nouvel esclave.
Moi, je m’en foutais. Évidemment, je savais que pendant... disons... un certain temps... mes ressources allaient baisser. À cela j’avais déjà répondu. Premièrement, je n’avais jamais mené un train de vie exigeant de gros revenus. Mes dépenses étaient fort limitées : le loyer (modéré) du studio (décrépit), le cinéma une ou deux fois par mois, quelques disques, quelques livres, l’apéro, le journal, un peu d’essence pour ma vieille 205 qui rouillait en bas, le long du trottoir et que je pourrais toujours vendre si les affaires tournaient à la déconfiture... Je ne parle même pas de la nourriture, je n’ai jamais eu faim.
Ultime argument bassement matérialiste (après, je n’en parle plus, c’est promis), il me restait environ vingt mille francs au Crédit Agricole, sur le petit héritage inattendu qui m’était tombé du Massif Central, voilà quelques mois. Une vieille tante dont j’ignorais jusqu’à l’existence et dont j’étais apparemment, la seule famille légitime... Putain, qu’il faisait froid dans ce cimetière de La Bourboule, en ce rigoureux mois de février ! On n’était pas très nombreux pour se réchauffer autour du cercueil qu’un prêtre enrhumé s’efforçait de bénir. Une poignée de voisins emmitouflés, d’amis peut-être... et son compagnon, un vieux monsieur bien sympathique, avec une moustache à l’ancienne, une canne, un chapeau et une cravate à carreaux. Il était le seul à pleurer. Mais comme les larmes sont contagieuses, j’ai fini par l’accompagner, sans trop savoir si je pleurais sur ma tante inconnue, sur les malheurs du vieux monsieur... ou sur les miens. En fait, je pleurais de froid.
Les droits de succession, trois voyages à La Bourboule, une 205 rouge mais néanmoins pourrie, un autoradio à façade détachable, une chaîne hi-fi, un ordinateur avec imprimante et connexion Internet, un blouson de cuir (j’avais eu trop froid dans le cimetière), retournez à la case départ, ne prenez plus rien, il vous reste vingt mille francs. De quoi voir venir tout de même...
Et assez pour m’installer. Avec une plaque en haut de l’escalier, sur la porte du studio, « Marc Vermeuil, écrivain public », et une petite annonce dans Le Charentais, à côté des voyantes (si on veut être vu...) et des marabouts (pour tenter la bonne fortune...), juste avant les branleuses téléphoniques, les couples échangistes et les prostituées déguisées en masseuses. La notoriété, en quelque sorte...
Et les gens ne s’y sont pas trompés ! Le petit journal commençait juste à être distribué que déjà le téléphone sonnait. J’avais bien fait de ne pas donner l’adresse et de préciser : « Uniquement sur rendez-vous ». À l’époque d’Internet, de la mondialisation économique, de la télévision interactive et de la communication multimédia, l’écrit peut sembler décalé, ringard, sa fin prochaine ne manquant pas d’être régulièrement annoncée par toutes les Cassandre audiovisuelles à grand renfort de poncifs servis avec autant de complaisance que de mépris. Ah ! ces infects sourires-dents-blanches-haleine-fraîche, cette morgue morganatique, cette belle (et souvent mâle) assurance de tocards liftés, fond-de-teintisés, fardés, manucurés, péducurés, costumés, cravatés, lyophilisés... Mondialisés ! Globalisés ! N’empêche, le nombre de « vrais gens », dans le « pays réel » et dans la « vie authentique », qui ont recours à l’écrivain public, est en progression constante. Signe des temps...
Je devrais m’en réjouir même si la fortune n’a pas élu domicile dans mon foyer solitaire, du jour au lendemain, sous l’unique prétexte d’un encadré — certes bien placé — dans un « gratuit ». En vérité, l’échec était un vieux compagnon si familier que je n’avais pas envisagé une seule seconde, l’hypothèse du succès. Au point de ne pas avoir fixé le montant de mes honoraires ! Aussi, lorsque mon premier client se proposa de me payer ma prestation — la rédaction de sa déclaration d’impôts — je fus bien obligé d’improviser : « Cent francs ». Pourquoi pas ? Mais ça ne faisait pas cher de l’heure ! Il me promit de revenir.
Avec de pareils tarifs, mon nouveau job s’avéra peu rentable, d’autant qu’une partie importante de ma clientèle se composait d’illettrés, marginaux par définition, paumés par vocation, fauchés par destination. Ils me promettaient de payer plus tard... quand ça irait mieux... Ils étaient de bonne foi, sans doute, mais ça n’allait jamais mieux. Je faisais donc crédit à des gens qui n’en avaient plus aucun. C’est ce qui m’a décidé, après trois semaines d’exercice, à pratiquer une tarification à trois vitesses : gratuit pour les cas sociaux désespérés, cent balles pour les pauvres, cinq cents pour les mieux lotis... Évidemment, ce n’était pas toujours aussi simple, certains travaux nécessitant plus de temps, plus de compétences et plus d’énergie que d’autres... Mais le plus difficile était de positionner chaque client dans une catégorie. Je m’aperçus que les frontières étaient souvent floues. Et les attentes incertaines.
Sylvie, par exemple. Au premier coup d’œil, aidé par le manteau de fourrure (je n’ai jamais fait la différence entre la vraie et la fausse fourrure...), le maquillage et la coiffure impeccables, la grosse voiture qui stationnait en bas, je l’avais prise pour une jeune bourgeoise désœuvrée. Pas du tout ! Elle se disait vendeuse à temps très partiel et m’avait sollicité pour mettre un semblant d’ordre dans les paperasses d’une copine au chômage. J’ai dépatouillé ses petites affaires du mieux que j’ai pu, et au moment d’encaisser, je me suis contenté de cent francs.
Mais je n’aurais pas dû prendre l’exemple de Sylvie, il est trop peu significatif pour être exemplaire. Et puis... elle est revenue si souvent par la suite... si souvent que j’ai fini par comprendre le service qu’elle attendait de moi. Après, elle venait presque tous les jours, sur le coup de midi, un carton de plats cuisinés sous le bras. Elle posait son manteau sur la chaise, m’embrassait... Eh oui ! elle venait se faire sauter. Après on mangeait et on buvait une bouteille de vin. Je n’osais plus me faire payer. D’ailleurs... elle vient toujours.
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