LES CONTES DE L'ENTREPRISE
(extrait : VF)
Il portait le nom d'un saint. Pas un grand saint, un saint modeste, campagnard, un saint minuscule... Ouen. René Ouen. Difficile de prétendre à la notoriété, affublé de semblable patronyme !
Quand il débarqua chez nous, dans la zone portuaire de La Rochelle, cet Ouen-là surprit quelque peu. Il ne choqua pas, il surprit ! et en dignes descendants de sincères radicaux-socialistes, nous accueillîmes l'inconnu avec circonspection mais sans hostilité marquée, sans méfiance prématurée, sans jalousie gratuite, avec même un brin de sympathie (d'espoir ?) pour une nouveauté qui - par définition - devait représenter le progrès, l'aventure, l'avenir exaltant, et pour le moins, constituer l'amorce d'un riche métissage culturel.
Le spécimen venait de loin. Pas des Amériques désormais si accessibles, ni de la lune, cette étrangère familière, pas même de Breuillet, ce village surréaliste ! Surgi de ses brumes et de ses bruines tel un vaisseau fantôme échoué sur nos côtes sablonneuses, il arrivait d'un nord-ouest incertain, de Normandie, triste et pluvieuse contrée que nous imaginions plantée de pommiers, peuplée d’alcooliques et de diables en pierre, hérissée de fils de fer barbelé, hantée par les souvenirs de sanglantes batailles, entre mer et béton.
René Ouen arborait une quarantaine svelte et désinvolte. Ce poste à la tête de notre entreprise couronnait une carrière dont il n'oubliait pas de tirer vanité devant ses rares fréquentations. Il avait longuement hésité avant de quitter Cherbourg, ses quais grisâtres, son arsenal, son crachin et surtout cette société anonyme dans laquelle il avait accompli un si rapide et si remarquable parcours professionnel. Un sans-faute : onze années d'ascension, de pièges déjoués, de complots fomentés, de cou(p)s tordus, de cœurs écrasés, d'ambitions refoulées pour atteindre le sommet, y planter son drapeau, régner sans partage !
Et puis... cette opportunité... cette proposition... cette place qui se libérait là-bas en Charente-Maritime... loin, certes... mais les chiffres ? excellents ! le résultat ? incroyable ! le salaire ? doublé ou presque ! sans compter le logement et la voiture de fonction, les indemnités, un conseil d'administration corrompu donc docile, une paix sociale assise sur trente années de négociations et l'octroi de quelques solides privilèges... Quel aboutissement glorieux ! quelle apothéose ! tout cela valait bien une courte expatriation... Après tout, il ne s'agissait que d'assurer un bref intérim, deux ans dans l'hypothèse la plus défavorable. Surtout, ne rien brusquer, ne rien changer, attendre... et à l'arrivée, « toucher le jackpot ».
En cette excellente disposition d'esprit, René Ouen, ce cher monsieur Ouen, s'engagea sur le parking de la BRB et chercha son emplacement réservé. Il immobilisa donc la Safrane grise toute neuve, devant le hall d'accueil, et laissa la cellule ouvrir les majestueuses portes vitrées avant de franchir le seuil en tout récent maître des lieux.
- Bonjour mademoiselle, lança-t-il à l'hôtesse, je suis votre nouveau Directeur, René Ouen.
Et joignant le geste à la parole, il tendit une main ferme et chaleureuse à l'infortunée tout en la fixant très droit dans les yeux, comme on le lui avait appris au centre parisien de formation à la communication appliquée.
Bégouin, le chef comptable, qui passait par là se fit lui aussi écrabouiller les doigts avec plaisir. Puis ce fut le tour du coursier, Georges Latreille qui revint essoufflé dans son service pour porter la bonne nouvelle :
- Le nouveau patron a l'air vach'ment sympa, les gars ! y serre pas la paluche comme une gonzesse ! et y vous r'garde dans les yeux, pas comme ces faux jetons de chefs de service à la « mords-moi-le-noeud » !
En termes plus édulcorés, l'hôtesse et le chef comptable vantèrent également les évidentes qualités relationnelles de monsieur Ouen : politesse, simplicité, respect d'autrui, convivialité, sens du dialogue... La rumeur se répandit comme hydrocarbure au large de nos côtes, dans tous les bureaux du rez-de-chaussée, ne s'arrêtant pas docilement au pied de l'escalier, mais le grimpant sans difficulté, pour envahir et polluer tous les étages. Le patron avait réussi son entrée.
Au conseil d'administration et devant les différentes instances sociales, il se présenta tout aussi naturellement :
- Je m'appelle René Ouen. Je suis marié, J’ai trois enfants... Je suis né à... Mon éducation... Ma formation... Mon entrée dans la vie active... Mon parcours... Mes réussites... Mes ambitions pour Mon entreprise... Ma politique en trois points... premièrement... deuxièmement... Moi, personnellement, Je ! Et maintenant, Je suis prêt à répondre, en Personne, à vos questions...
Mais que demander à un homme aussi clair ? aussi franc ? aussi complet ? aussi épatant ? Les élus éblouis restèrent donc muets d'admiration, attendant avec impatience la fin de la réunion pour recouvrer l'usage de la parole et clamer un peu partout leur enthousiasme.
L'arrivée de René Ouen constituait à n'en point douter une grande chance pour notre entreprise, sa prospérité, sa pérennité. On voyait tout de suite qu'un tel PDG, si calme et si expérimenté, si ouvert et si direct, ne s'en laisserait pas compter par les Américains qui depuis quelques mois tentaient de s'infiltrer dans notre capital. Et pour les élus, comme pour l'ensemble du personnel, mais aussi pour la majorité des clients et fournisseurs, c'était bien là l'essentiel, ne pas céder aux Américains. Ne pas se faire bouffer par l’oncle Sam !
Après avoir éclairé de ses aveuglantes lumières, les diverses assemblées, le grand patron entreprit l'inévitable « tournée des popotes ». On le vit dans tous les services, dans tous les ateliers, de préférence à l'heure de la pause... On le surprit à la cantine, mangeant avec des cadres même pas supérieurs, serrant la main des ouvriers, des secrétaires, des besogneux, n'oubliant jamais de se présenter :
- Je suis René Ouen, votre nouveau Directeur, Je viens de... et Je...
Le tout agrémenté d'un sourire qui découvrait deux rangées de dents bien blanches, bien régulières, dans une bouche aux lèvres pâles et minces ; un curieux sourire carnassier si on n'oubliait pas de le rapporter à la fixité du regard. Et il concluait toutes ces rapides rencontres par un trait d'humour - un jeu de mots le plus souvent - qu'il ponctuait d'un court éclat de rire sonore, invitant ses interlocuteurs à partager sa joie. En bons courtisans, ils n'y manquaient pas !
Ainsi passèrent les deux premières semaines, de prises de contact en présentations, de congratulations en civilités. Puis, on ne vit presque plus monsieur Ouen. Il passait en catastrophe à son bureau, donnait quelques coups de fil, prenait son courrier, dictait une lettre ou deux et repartait. Même ses collaborateurs les plus proches ne parvenaient pas à le coincer pour lui faire prendre les décisions de son ressort exclusif. Il se dérobait...
Un jour, les délégués du personnel souhaitèrent le rencontrer de toute urgence, pour lui exposer leur désaccord sur plusieurs licenciements. Ils demandèrent un rendez-vous à sa secrétaire mais deux semaines plus tard, elle leur rendait une réponse négative. Pour ce genre de problèmes, ils devaient s'adresser à monsieur Pitois, le Directeur des Ressources Humaines, lequel malheureusement, ne bénéficiait pas d'une délégation suffisante pour négocier utilement. Déception des syndicalistes ! indignation ! colère ! tract vengeur ! mais le personnel, dans son immense majorité ne réagit pas, et accusa même ses représentants d'intolérance, d'absence de diplomatie. Personne ne soupçonna vraiment monsieur Ouen de refuser le dialogue. Un homme si courtois, si convivial ! non, les syndicats s'y étaient probablement mal pris, l'avaient brusqué, s'étaient montrés intraitables, ça leur arrivait parfois...
Pendant ce temps, notre Directeur se livrait à des activités d'une toute autre importance : il rencontrait les architectes chargés de mettre sa villa de fonction en conformité avec les goûts de son épouse ; il suivait les premiers travaux, embauchait un jardinier et une cuisinière, équipait sa voiture du téléphone, se renseignait pour un fax, prenait des nouvelles de sa maîtresse abandonnée en terre normande, organisait ses futurs déplacements parisiens, lisait le Figaro... En somme, « il vivait sa vie »... comme si notre entreprise n'avait pas existé, comme s'il n'était pas responsable de sa gestion, de son destin. Après tout, elle s'était passée de lui depuis toujours, elle pouvait bien continuer encore deux ans. Un vrai libéral ce bon Roi René !
Au fond, son calcul était assez juste car basé sur l'analyse fondamentale de l’infaillible professeur Loubrecq : « Tout être humain plongé dans une entreprise, subit une pression d'autant plus importante que sa compétence est faible et son rang élevé ». Une vérité que tout citoyen devrait méditer avant de se jeter dans la vie active ! car, dans les mécaniques les plus scientifiquement huilées se glisse parfois un grain de sable.

*

Le téléphone sonna ce lundi matin aux « Services Généraux ». La secrétaire décrocha.
- Valérie Lechat, Services Généraux, bonjour !
Une voix lointaine et accentuée (une voix avec un accent pas charentais) lui rendit son salut :
- Jean Bedout, Services Généraux de la Compagnie Maritime pour le transport des denrées périmées, bonjour, mademoiselle Lechat ! je vous appelle de Cherbourg.
Entre confrère et sœur, on se congratula puis on fraternisa... forcément ! alors, on échangea. Tout autour de la petite Valérie, ses collègues curieux se rapprochaient, tendant l'oreille. Bonne fille, elle enclencha la touche du haut-parleur afin que les copains profitent de la conversation.
- Comment ça se passe avec le nouveau « boss » ?
- Pas mal... On ne le voit pas beaucoup mais il a l'air sympa... et chez vous, il était comment ?
- Vous êtes seule ? s'inquiéta pour la forme, le Normand.
- Oui... mentit la Rochelaise.
- Je vais vous dire ce que je pense de monsieur Ouen. Ce type est un vrai salaud, vous ne pouvez pas imaginer le mal qu'il a fait ici ! mais toujours avec le sourire, comme s'il se payait votre tête gentiment... Quant à ses rares décisions... je ne vous dis pas ! un vrai fou ! D’ailleurs... je suppose que vous connaissez son surnom ?
- Euh ! oui, bien sûr...
Huit paires de quinquets fusillèrent la malheureuse secrétaire pendant que huit index indignés vrillaient huit fronts outragés.
Imperturbable, l'indicateur poursuivait :
- Vous savez, il l'a bien mérité ce surnom ! la VF ! vous ne tarderez pas à vous en apercevoir. Allez, au revoir mademoiselle, je reste à votre disposition pour tous renseignements... et... mes amitiés à la Vache Folle !
Un éclat de rire général accompagna la main tremblante de Valérie Lechat quand elle raccrocha son téléphone. Le gros Charly, virant du rouge au violet, faillit en crever, tant les derniers mots du Normand l'avaient bouleversé. Et les collègues ne faisaient rien pour calmer la crise. Á commencer par le chef de service qui lança très froidement :
- Pas de quoi en faire un fromage !
- Pourtant, il avait l'air d'une bonne pâte, risqua un autre.
- On ne l'aurait pas cru hier ! osa un troisième.
- Oui, mais il fait son beurre ! affirma un quatrième.
- Camembert, hein ! s’énerva un cinquième avec une voix « guignolesque » et « footballistique ».
- Un PDG, c'est forcément la crème ! conclut le dernier.
Charly, assis sur la moquette grise, n'en pouvait plus. Par instants, il parvenait à se calmer, il s'épongeait alors avec son grand mouchoir à rayures bleues... et puis, ça le reprenait par surprise, comme un feu qui couve et ne réclame qu'un souffle pour repartir de plus belle.
- Ah ! putain ! la vache ! parvenait-il malgré tout à bredouiller avant d’être repris par ses convulsions.
- Folle ! complétaient les autres, dépourvus de la plus élémentaire charité chrétienne envers leur semblable qui s'étranglait, la tête enfouie dans la corbeille à papiers. Seule la petite secrétaire eut pitié. Elle se pencha gentiment, passa une main douce dans les cheveux clairsemés de la victime qu'elle tenta de réconforter avec les mots qui conviennent dans un tel moment.
- Allons, monsieur Charly, calmez-vous. Ce n'est pas raisonnable, ce... fou rire !
Un visage ruisselant et congestionné, prêt à éclater, sortit de la poubelle comme à regret pour découvrir une généreuse paire de seins offerte à sa concupiscence par le bâillement d'une blouse mal boutonnée. Les yeux dans les mamelles de mademoiselle Lechat, le pauvre Charly entonna une des plus jolies chansons de Charles Trenet :
« Oh ! qu'il est beau, le débit de l'eau,
Ah ! qu'il est laid, le débit de lait. »
Au fil des jours qui suivirent, la plaisanterie lipidique s'érigea en genre majeur dans les différents services, ateliers, entrepôts et points de vente de notre entreprise. Seule la VF, comme on l'appelait maintenant, ignorait jusqu'à l'existence d'une bonne humeur aussi générale que peu respectueuse de la hiérarchie. Trop pris par son immodeste personne, coupé de la réalité par un épais rideau de flagorneurs qui se gardaient bien de l'informer, monsieur Ouen ne sentit pas l'ambiance qui s'installait, ne comprit pas les regards obliques, les conciliabules de couloirs, les murmures et les gloussements sur son passage. Il ne s'aperçut pas qu'on le fuyait par prudence, pour éviter de lui éclater de rire aux naseaux.

*

Les premiers symptômes physiques survinrent une quinzaine de jours après le fatal coup de téléphone. Une pilosité blanche, rase et dure se développa sur l'ensemble de son corps, lui interdisant toute sortie et, a fortiori, toute entrée dans l'entreprise. Le lendemain, dans la glace de la salle de bain, il éprouva des difficultés pour se reconnaître. Déjà , sur son front, deux petites bosses douloureuses pointaient, annonçant l'inexorable apparition de cornes. Le docteur Duchemin ne comprenant rien à d'aussi spectaculaires manifestations, appela au chevet du misérable, un des plus grands psychologues bordelais, le professeur Brahms qui révéla son diagnostic à son collègue au travers d'un discours volontairement vulgarisateur :
- Il s'agit d'un phénomène très rare et, je dois le dire, irréversible. Il semble causé par l'influence du milieu sur le sujet. On le pense vache et il devient... vache ! en vérité, j'ai déjà pu observer d'autres métamorphoses tout aussi étonnantes mais jamais aussi rapides. Surtout, ce qui m'inquiète...
- Ce qui vous inquiète ?
- La couleur de son poil ne laisse aucun doute sur la fin tragique qui attend notre patient. Il ne prend pas la direction de la laiterie mais celle de la boucherie.
- Et je suppose qu'il n'existe pas de remède ?
- Prescrivez-lui un régime végétarien... mais son état est trop avancé, il ne s'en tirera pas.
À la fin de la semaine, la VF présentait moins de caractères humains que bovins, avec ses cornes, ses grandes oreilles, ses sabots, son pelage ; il se mit à marcher à quatre pattes. Le lundi matin, deux individus revêtus de blouses bleues s'introduisirent à son domicile et sourds aux protestations d'une épouse éplorée, s'emparèrent de lui. A l'aide d'une grosse chaîne rouillée qu'ils lui passèrent autour du cou, ils le traînèrent jusqu'à un camion rouge. À l'intérieur, il put tout à loisir, prendre langue avec trois beuglantes congénères. Quelques kilomètres plus loin, le véhicule s'immobilisa. Les deux gaillards firent descendre leurs prisonnières et leur enchaînèrent les pattes arrières.
Un crochet les souleva brutalement du sol et René Ouen fut transporté la tête en bas jusqu'à une grande salle carrelée dans laquelle flottait une drôle d'odeur. Un peu fade... Il voyait tout à l'envers mais pour la première fois depuis longtemps, il percevait le réel jusqu'au plus profond de son être, de son âme, de sa chair meurtrie. La bête qui le précédait gigota et disparut dans un cri accompagné de sinistres bruits métalliques, le laissant face à face avec un homme coiffé d'un ridicule petit chapeau blanc. Ils se regardèrent sans... animosité. Le couteau jeta un éclair bleuté ; le sang gicla.
Ainsi, la terrible maladie - en Version Française - se répandit dans notre belle province. Vous connaissez la suite...

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