LA GABIROUTE
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Chez les Bouju, on ne s’ennuie jamais. Surtout pas les soirs de panne d’électricité, incident fréquent au village ! On guette même avec une certaine impatience l’extinction des feux artificiels qui accorde, pour quelques heures, un pouvoir surnaturel à la cheminée de la salle à manger. Mieux qu’un simple succédané de télévision, elle offre, en ces instants privilégiés, un spectacle beaucoup plus passionnant. Fascinant ! Un peu effrayant.
Les formes mouvantes projetées par les flammes sur les hauts murs de crépi blanc s’étirent et prennent des dimensions extravagantes, évoquent des créatures fabuleuses, sollicitent les imaginations les plus déficientes, transforment le modeste lieu en un immense théâtre d’ombres. Les sons aussi se modifient, se déforment, s’amplifient. On redécouvre les bruits de la nuit, les souris qui courent dans le grenier, le parquet des chambres qui craque, le feu qui crépite. Et dehors, le vent qui siffle dans les branches et dans l’antenne, la pluie qui tombe sur la véranda, un oiseau de nuit furtif, un animal hurlant sa détresse…
En ces heures tourmentées, les humains retrouvent le besoin de se serrer les uns contre les autres, de se rassurer… de communiquer. Mus par quelque réflexe ancestral totalement inexplicable, ils se groupent en demi-cercle autour de l’âtre devenu point mystique et unique signe d’appartenance au clan. Il est vrai que les Bouju ont opté il y a déjà cinq ans pour le chauffage électrique !
Regardez-les, assis bien sagement sur leurs modestes chaises aussi branlantes que paillées. Ils forment une bien curieuse assemblée. Apeurée certes, mais pleine d’espoir car encore incomplète, attendant le Vieux, celui qui vient les soirs de panne de lumière.
Eux, je veux dire les Bouju, on en dénombre quatre, penchés sur les bûches incandescentes. Le père, Timante, petit gros à la face rougeaude exerce la respectable profession de magasinier dans la plus grande surface de la petite ville toute proche. Le week-end, il se consacre à son jardin potager, ne l’abandonnant que le dimanche après-midi pour aller supporter l’équipe de football locale. Quand Bois-sur-Seudre gagne, il s’autorise même un détour par le Bar des Sports afin d’arroser la victoire. Là, dans la fumée et l’odeur anisée, il retrouve la fine fleur de la société boisiseudrine qui rêve tout haut à un monde meilleur, un monde dans lequel la « première » de Bois-sur-Seudre accéderait à la division d’honneur.
La mère Bouju, Ernestine, mesure bien vingt centimètres de plus que son mari mais présente les mêmes rondeurs dues aux mêmes sauces amoureusement mijotées tout au long de ces trente-deux (ou trente-et-une ?) années d’égoïsme commun. Comme Timante, elle a dépassé la cinquantaine mais, à l’inverse de son mari, sa peau s’est distendue, ses traits se sont affaissés livrant un visage flasque, presque informe dissimulant le plus souvent deux billes foncées qui ne luisent plus que les soirs de panne électrique. Et justement…
Deux autres personnages complètent le singulier tableau de cette famille au foyer. Grand, sec, dégingandé, mal voyant, mal entendant, mal comprenant, le fils Régis attisemachinalement le feu. Il sursaute en poussant de petits cris de vierge apeurée lorsqu'une gerbe d'étincelles jaillit de braises. Toute la journée, il a...

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