LE JOUR DE FOIRE EST ARRIVÉ
(extrait)
Chapitre 16
LA COULEUR DE L’ESPÉRANCE
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« Blog » de Désiré Millepoint : page mise en ligne le 1er août 2005 à 23H.54.
Internautes du premier cercle, bonsoir.
"La robe ? disons que j’aimerais bien qu’elle soit verte... mais pas n’importe quel vert, quelque chose de tendre tout en étant assez voyant..." Tel fut le verdict de Serial.
Je la vois déjà, cette fameuse robe verte ; je la vois sur une grosse fille à la face rougeaude, à la crinière d’un blond filasse, aux énormes seins mous. Je la vois pendant que le break conduit par monsieur Merlineau nous emporte vers la foire, vers notre destin et vers celui de cette baudruche verte qui éclatera en feu d’artifice cramoisi, avant ce soir. Je ne laisse évidemment rien percer de mon vagabondage mental.
Vous pouvez facilement vous représenter le tableau. Assis à côté de mon patron, sur la banquette en velours beige, empesé dans mon costume anthracite à fines rayures claires, étranglé par ma cravate à pois, je tourne machinalement ma gourmette d’argent autour de mon poignet. Mal à l’aise, je me tiens raide sur mon siège, ceinture de sécurité bouclée, bouche pincée, faciès impénétrable. Je regarde la route, les arbres qui défilent, les champs de maïs qui leur succèdent, les vignes, les villages... Si seulement le chauffeur pouvait être aussi tranquille que son passager !
-– Jh’avançons pas mé que des cagouilles, fî d’la mère. M’est t’avis qu’o y a t’ine caisse à savon au nas dau grous thiu qu’est d’vant, pour qu’o roule aussi pianghement ! Si jh’avis su qu’o s’rait d’minme, jhe s’ris passé par Boèsrd’don peur theurcher d’la graine d’allure !
Nous avons tout notre temps, la chasse n’est pas encore ouverte. À l’heure qu’il est — même pas neuf heures — le gibier se restaure dans sa tanière, baille, se beurre une tartine, la trempe dans son café au lait, fume une gauloise sans filtre, tousse... rajuste sa robe de chambre poisseuse et décolorée sur son opulente poitrine blafarde.
— Tu dis reun Désiré, é-t’o qu’ine drôlesse t’a copé l’subiet, à matin ?
Avec le coupe-choux que je serre très fort, dans la poche droite de ma veste, je pourrais en couper des langues... des langues bien pendues, des langues trop bavardes, des langues fourchues, des langues qui feraient mieux de tourner sept fois dans leurs bouches édentées avant de proférer de nouvelles bêtises. Des langues qui n’ont rien compris !
— À toun âghe, m’en doute qu’o l’é préférab’ de s’faire coper la langue que la quéquette. É-t’o pas vrai ?
Et le voilà qui éclate de rire et qui va passer une deuxième couche d’obscénités, si je ne l’imite pas. Mieux vaut simuler l’amusement ; je ne m’esclaffe pas franchement mais enfin... je fais un effort, on ne pourra pas dire le contraire ! L’humoriste en convient...
— Tu voués ! tu pourris jhaser étout, si tu zou v’lis ! O l’é point pasque t’as chèt dans la bigot’rie qu’o faut êtr’ triss’ coum in bounet d’neut !
C’est écrit, le vilain parleur ne m’épargnera rien ! Le voilà qui s’en prend à la foi de ma mère maintenant ! Une femme si bonne, si parfaite, si croyante, si attentionnée... le seul être digne d’amour en ce monde décadent. De quoi se mêle-t-il ce sale type ? Je lui interdis de toucher à ma mère ! et s’il insiste... Les articulations de mes doigts deviennent douloureuses tant ma main se crispe sur la corne du rasoir ; mes dents aussi sont serrées ; j’ai la mâchoire inférieure qui avance. S’il continue à insulter ma mère, tant pis pour lui, tant pis pour sa veuve, tant pis pour la fille... tant pis pour moi !
— Et anvec ta chérie de l’aut’ souère... tu sais, thielle qui d’vait bouère dau cougnat. Coument s’é-t’o passé ? As-tu mis ton p’tit Jhésus dans sa crèche ?
Je ne dirais pas cela comme ça, monsieur Merlineau...
— Tu zou dirais pas, mais tu z’as fait, mon salaud ! Ah ! putain ! jhe seus quand minme bin content qu’tu t’souèyes décidé à j’ter ta gourme, o l’é sûr. Et o l’é pas trop tôt !
Je le crois volontiers. Vous avez noté comme je suis calme tout à coup. Je sais que vous l’avez noté. C’est vrai, je suis calme... très calme... trop ? Non, j’aurais tort de m’énerver... les individus comme monsieur Merlineau ne sont pas durs à manœuvrer ; il suffit de ne pas les contrarier, d’approuver leurs certitudes — des idioties, en général — sans pour autant leur en révéler trop... ils en savent toujours assez. Et puis... cette conversation lamentable n’est pas si déplacée qu’elle en a l’air de prime abord ; j’irais même jusqu’à prétendre qu’elle m’inspire. Décidément Serial risque d’être jaloux quand il saura tout ! C’est qu’il va m’être très utile mon facho de patron, tout à l’heure... Brave monsieur Merlineau ! un bon bougre, dans le fond...
« Tout à l’heure » signifie en l’occurrence, « dans au moins deux heures ». Je vous explique : l’épicier en chef et moi, allons être à pied d’œuvre rapidement puisque nous arrivons sur la rocade, et que juste avant le pont de Saintonge, nous attraperons les quais avec le fol espoir d’y trouver une place de stationnement gratuit. Il ne perd pas le nord, mon hardi pilote. De notre côté donc, tout baigne ! En revanche, côté Géraldine... C’est son prénom Géraldine, je ne vous l’avais pas dit ? Pardonnez-moi, je manque à tous mes devoirs, tant je suis débordé par les temps qui courent. Géraldine... ça sonne bien ! Je l’ai choisie aussi pour cette raison, à cause d’une évidente similitude dans la terminaison, dans la sonorité... Un choix artistique en quelque sorte. Mais trêve de digressions ! j’allais vous informer du retard probable de Géraldine.
Elle ne se presse pas, notre beauté champêtre ! elle vient même, après s’être savonnée entièrement, de se laver les cheveux ce qui ne lui arrive sans doute pas tous les jours... ni toutes les semaines ! Elle est nue. Dieu qu’elle est moche ! Elle sera si belle quand elle s’endormira dans son nounours liquide et flamboyant. Maintenant, elle met un soutien-gorge qui ressemble à une brassière, une culotte qui tente vainement de couvrir toute l’impressionnante surface de ses fesses lardées de cellulite, des souliers blancs à talons pointus... Enfin, elle enfile sa robe. Je ne m’étais pas trompé... Verte, la robe ! le vert décrit par Serial.
Et tandis que nous trouvons la place inespérée le long du quai de la République, une petite voiture rouge démarre, une queue zébrée frétille de bonheur devant les yeux d’une grosse fille blonde en robe verte. À bientôt, mon amour !

à suivre…