La solitude du communicateur de fond
Premier chapitre

  Ce matin-là, le Grand Communicateur s'était levé « du mauvais pied ». Comme n'importe quel humanoïde vivant sur la Planète Santo ! Mais justement, il n'était pas n'importe quel humanoïde... il exerçait la fonction suprême depuis près de cinq cycles boréens, résultat unanimement considéré comme un record en regard de ceux enregistrés péniblement par ses prédécesseurs, et variant de courtes sixaines en simples lunes.
  Certes, les pratiques et les difficultés inhérentes à l'époque, rendaient l'exercice du pouvoir particulièrement exposé, voire dangereux. Le Grand Communicateur assumait, à peu de choses près, les mêmes responsabilités qu'un Empereur, un Roi, un dictateur, un Président de la République française d’après 2007... Une seule différence, mais de taille, l'obligation quotidienne de remettre son titre en jeu lors d'une émission Intercom, diffusée sur le grand réseau galactique, le COM qui avait supplanté le NET. Suivait un sondage en temps réel. Chance ? Talent ? Professionnalisme ? le Héros des Planètes, comme on l'appelait aussi, avait jusqu'à maintenant passé l'épreuve fatidique avec succès.
  Cette réussite ne devait rien au hasard. Elle s'expliquait au contraire, par une ténacité hors du commun, une ambition contenue, et la mise en œuvre de moyens efficaces, importants et adaptés. Un cycle complet de formation à la NSPC, « National School for Progressive Communication », puis la constitution d'un staff rassemblant les meilleurs communicateurs en activité, enfin l'élaboration de techniques pointues pour affiner la diffusion de son message et la perception de son image.
  Alors, pourquoi le Grand Communicateur était-il de « mauvais poil », ce matin-là ?
La responsabilité n'en incombait manifestement pas à la femme qui avait si courageusement partagé ses débuts difficiles, ses valeureux efforts, ses premières récompenses. Elle l'avait quitté voilà plus de six menstrues, quand il lui avait annoncé qu'ils allaient devoir faire l'amour devant les caméras, pour les besoins du programme populaire, « communication  intime ». Toute une longue et douce vie sentimentale sacrifiée sur le vulgaire autel de la promotion politicienne. Sans le moindre regret apparent ! Non, tout bêtement son malaise matinal résultait d'une nuit blanche, passée à tenter de trouver le thème de son intervention, en ce 7 Messidor 2104. Après tant de prestations généralement brillantes, il appréhendait seulement la vacuité de tout ce « cirque ». Les mots s'entrechoquaient comme des boules de billard, sur le vert tapis de ses discours imaginaires... Plus inquiétant, il finissait par avoir abordé pratiquement tous les sujets susceptibles d'intéresser les  spectateurs-voyeurs-censeurs-électeurs.
  Un de ses conseillers lui avait bien proposé d'évoquer la culture du zigamier nain au Mirzoué septentrional sous le règne du bienheureux Pou-Sulliman V, mais il avait estimé le sujet trop technique pour l'auditoire escompté. Sans doute, il aurait pu disserter à perte de vue sur la célèbre pensée de Pierre Dac : « Rien n'est jamais perdu tant qu'il reste quelque chose à trouver », mais il avait déjà eu recours à un procédé semblable. Un connecté moins abruti que les  autres aurait donc pu déceler une répétition. Non, décidément, aucune solution ne convenait vraiment !
  Il en était là de ses sombres réflexions, lorsque le télémental vibra dans l’hémisphère gauche de son cerveau : c'était Alfred de Châteauvert, le conseiller en communication à la mode, le mieux en cour, le plus écouté. Il tenait l'IDÉE, le SUJET. Celui qui tue.
  — Pourquoi ne pas leur parler de communication ? En toute simplicité. Qui, mieux que le Grand Communicateur, pourrait traiter ce thème passionnant ?
  Pour une idée, c'était une fameuse idée, peut-être même l'occasion de faire exploser les sondages, et de se prémunir contre un éventuel retournement de tendance... pour plusieurs lunes !
  À 20 eurones et 52 timites précises, après les 52 timites de publicité, le Grand Communicateur entra sur le plateau d'Intercom, le seul en vérité puisque — la concurrence aidant — les autres serveurs avaient disparu depuis bien longtemps, même si quelques attardés possédaient encore, un antique et inutile ordinateur permettant théoriquement, de multiples connexions. Intercom ne diffusait aucune émission excédant cinq timites (à l'exception de la pub, évidemment) et s'arrangeait pour tronçonner tous les programmes, afin de perpétuer ce petit frisson d'aventure que procurait la navigation sur le NET, durant la préhistoire de la communication, quand on parlait encore de navigation. Seule, l'intervention quotidienne du Grand Communicateur ne souffrait d'aucune coupure et durait le maximum autorisé.
C'est d'une manière décontractée que le Grand Communicateur s'adressa aux bienheureux connectés. Il regardait la caméra au fond des yeux, esquissait un sourire toutes les huit microtimites et demie, comme on le lui avait toujours conseillé ; il connaissait parfaitement son sujet, jamais il ne bégaya ; il synchronisa au quart de poil, ses propos avec les images de synthèse préparées par ses graphistes ; il termina par une citation de McLuhan...
  Bref, il fut parfait !
  Et vint l'eurone de vérité, l'incontournable épreuve du sondage. Le métier aidant, le Grand Communicateur ne redoutait plus cet instant périlleux. Il s'étira voluptueusement, allongea ses jambes, bâilla. L'attente fut courte ; le résultat tomba. Propre, sans bavure, implacable.
  Pour : 12%, Contre : 30%, Sans opinion : 58%.
  D'abord, il voulut croire à une erreur, mais après plusieurs vérifications, il dut se rendre à la cruelle évidence, le sujet qu'il avait choisi, la communication, ne concernait en fait que les communicateurs, rebutait un tiers de la population, et laissait l'immense majorité aussi indifférente que silencieuse.
  En quittant le palais pour réintégrer sa quiète habitation, il s'offrit une rediffusion mentale de son intervention : rien dans la forme n'avait cloché. Dans le fond non plus ! Alors ?
  Alors, il se dit que quand on parle de communication, on ne communique peut-être pas. Enfin, pas vraiment... ou avec si peu de monde !
  Cette idée le rassura, et en s’allongeant sur sa bulle d’air compressé, il pensa que désormais, chaque soir à 20e52, il pourrait regarder le nouveau Grand Communicateur, et donner comme tout le monde, son avis sur la prestation. Son successeur ne manquerait pas de suivre les toujours judicieux conseils d'Alfred de Châteauvert...
  Cette nuit-là, l'ex-Grand Communicateur dormit très bien.